Transubstantiation, consubstantiation, présence réelle… Lorsqu’entre chrétiens on échange sur le repas du Seigneur, il vous est sûrement arrivé d’y perdre votre latin… et de connaître un mal de tête certain ! Tant les concepts sont complexes et les conceptions différentes ! Dans ses deux ouvrages récemment parus, « La doctrine de l’Eglise et des sacrements » (1), Henri Blocher pose quelques jalons qui permettent de mieux appréhender ce débat. Il avance tout d’abord un cadre où il distingue trois approches : la catholique, la réformée et les perspectives qui s’inscrivent dans une troisième ecclésiologie, celle des Eglises de professants ou « baptistiques », selon un néologisme créé pour l’occasion (2). Et cela permet de clarifier « ces débats autour du repas du Seigneur qui ont été parmi les plus nourris de l’histoire de la théologie ».
1. Retour au texte biblique
Le premier de ces jalons pour poser les fondements autour du sacrement de la cène passe par un retour au texte biblique : aux fameux récits du dernier repas que Jésus a partagé avec ses disciples : Marc 14.22-26, Matthieu 26.26-29, Luc 22.14-13, et le récit de l’institution de la cène dans une lettre de Paul : 1 Corinthiens 11.23-26. Pour comprendre le sens de ces quatre récits, « je renvoie très volontiers au réformateur Jean Calvin, explique le professeur de théologie. A mon sens, il a montré que du point de vue philologique, le « est » du « ceci est mon corps » que prononce Jésus en lien avec le pain ne signifie absolument pas un changement métaphysique de substance à substance. Dans le langage biblique, ce « est » signifie « représente ». »
2. Un acte prophétique
Pour comprendre le dernier repas que Jésus a partagé avec ses disciples, il est important de poser un deuxième jalon : inscrire ce repas dans la série des actes prophétiques que l’on rencontre à la fois dans l’Ancien Testament et dans le Nouveau. Plusieurs prophètes de l’Ancien Testament ont accompli des actions qui proclament ce que Dieu accomplit dans l’histoire du peuple d’Israël. Ainsi Osée épouse une femme adultère (une scène jouée pour Henri Blocher). Au travers de cet acte surprenant, le prophète témoigne de l’amour extraordinaire que Dieu porte à son peuple (Osée 1 et 3). Lorsque le prophète Jérémie brise un vase à la porte Sud de Jérusalem devant quelques notables de la cité, son geste annonce la manière dont la ville va être détruite et ses habitants dispersés (Jérémie 19). « En rompant le pain et en partageant la coupe, explique Henri Blocher, Jésus annonce ce qui va se passer dans les heures qui suivent son acte symbolique. Il va se livrer lui-même pour être source de vie pour tous ses disciples. Jésus accomplit ces actions par avance. Le symbole est donc prospectif et les disciples sont invités à faire cela, de leur côté, à titre rétrospectif. » Il y a là un langage figuré qui témoigne du centre de la foi chrétienne. « Dans le Nouveau Testament, ajoute le théologien en lien avec les perspectives catholique de transubstantiation et luthérienne de consubstantiation, il n’y a vraiment aucune base sérieuse pour affirmer qu’il y a eu durant le dernier repas un changement de substance du pain et du vin. Selon les usages bibliques, s’il y avait eu miracle, la réalité de celui-ci serait soulignée explicitement avec une formule comme : « Le pain est devenu corps » ! » Et à Henri Blocher d’ajouter encore, pointu ! qu’il ne viendrait à personne l’idée que la coupe – c'est cet objet que Jésus désigne, si l'on prend les mots littéralement – connaisse une « transubstantiation » en sang du Christ, pour suivre le mouvement de la parole de Jésus sur le pain ! « Le langage figuré correspond donc au contexte ! »
3. Un glissement dommageable au IIe siècle
Dans ce débat, il importe de poser un troisième jalon. Au cours du IIe siècle, un changement important de perception du dernier repas de Jésus intervient dans l’histoire de l’Eglise. Ce changement apparaît pour la première fois dans un écrit de Justin Martyr (environ 100-165) où ce philosophe chrétien tire un parallèle entre l’incarnation du Fils et la cène, puis affirme que « cette nourriture est chair et sang de Jésus fait chair » (Première Apologie 66). « On voit là, commente Henri Blocher, s’insinuer l’idée qu’il y a un changement mystérieux qui se produit et qui affecte les éléments que l’on partage. Pour expliquer cette évolution, on peut imaginer un petit groupe de chrétiens persécutés, qui se réunissent dans une cave, clandestinement, et qui, sous l’influence des cultes à mystère du paganisme grec, considèrent que la cène a une efficacité mystérieuse, de type surnaturel. » Cette perception s’imposera petit à petit dans l’Eglise. Elle correspond à une tendance de l’esprit humain que l’on retrouve tant dans les superstitions que les visions « magiques », et qui divinise ce qui est terrestre. « C’est là une dérive contre laquelle il importe de lutter », ajoute Henri Blocher.
4. Pas un mot sur la « présence réelle »
Le quatrième jalon pour appréhender la cène aujourd’hui, Henri Blocher le pose en lien avec ce que nombre de théologiens catholiques ou catholicisants appellent la « présence réelle ». « Les textes bibliques, constate-t-il, n’associent pas… le thème de la présence du Christ pour les siens et la célébration eucharistique. Pas un mot dans ce sens » (3) ! L’affirmation de la présence réelle du Christ dans le pain de la cène passe à côté d’un élément majeur de la vie du Seigneur : l’Ascension. Dans une perspective trinitaire, le Christ n’est plus au milieu des siens. Il est auprès du Père. « Il a fallu attendre le XIIe siècle, relève le théologien, pour qu’un lien soit fait entre la présence « réelle » et la promesse de Matthieu 28.20 » qui annonce que le Christ sera avec ses disciples jusqu’à la fin du monde. En fait, la présence de Jésus se donne dans la cène par le Saint-Esprit à l’oeuvre dans la vie des chrétiens. Et au théologien de conclure : « Les indices bibliques ne sont pas favorables à la thèse catholique ou catholicisante de la « présence réelle » » (4).
5. Pas de sacrifice actualisé
Pour se démarquer de la messe catholique perçue comme « réactualisation du sacrifice historique de Jésus-Christ sur la croix », Henri Blocher rappelle que « la cène n’est pas la Pâque, c’est un rite nouveau » (5). Jésus seul a institué ce dernier repas et le prêtre catholique, en bonne théologie chrétienne, ne peut pas actualiser un sacrifice qui a été accompli une fois pour toutes par le Christ. Le théologien évangélique s’insurge aussi contre cette erreur de raisonnement que l’on rencontre notamment dans le « Catéchisme de l’Eglise catholique » et qui affirme que « l’eucharistie est un sacrifice parce qu’elle représente (rend présent) le sacrifice de la Croix » (6). « Un mémorial de la Seconde Guerre mondiale n'est pas une guerre… ajoute Henri Blocher. La commémoration ne « rend présent » l’événement passé qu’au sens purement subjectif, de l’opération mentale qui donne à la conscience pour corrélat cet événement comme s’il se produisait à l’instant même » (7). Il n’y a donc aucune justification biblique ou théologique par rapport à l’idée d’une immolation sacrificielle du Christ sur la table eucharistique, transformée en « autel ».
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Dans la perspective des Eglises de professants ou « baptistiques », la cène est donc l’un des deux sacrements, signe visible de la grâce invisible. Instituée par le Christ, la cène annonce sa mort dans ses effets. Administrée à des personnes en qui la grâce représentée est présente, elle exprime d’abord la foi du chrétien. Elle est donc réponse humaine à l’œuvre de la grâce. Pratiquée en communauté, la cène devient une Parole que les croyants se prêchent les uns aux autres et à eux-mêmes.
Dans ce contexte, prendre le repas du Seigneur, c’est dire son appartenance à l’histoire du salut. C’est aussi participer à un rite communautaire qui dit notre affiliation à l’Eglise, corps de Christ. Par rapport à l’avenir, c’est indiquer l’espérance de participer au festin messianique jusqu’à ce que le Christ vienne. En final, c’est le témoignage d’un engagement à suivre le Christ dans une perspective de service (Jean 13.1-17) (8).
Serge Carrel
Notes
1 Henri Blocher, La doctrine de l’Eglise et des sacrements, tome 1 et 2, Collection Didaskalia, Vaux-sur-Seine, Edifac, 2022 et 2024, 312 p. et 366 p.
2 Voir l’article : Serge Carrel, « Henri Blocher et la notion de sacrement », www.freecollege.ch, 18 septembre 2025.
3 Henri Blocher, La doctrine de l’Eglise et des sacrements, tome 2, p 218.
4 Ibid. p. 219.
5 Ibid. p. 235.
6 Catéchisme de l’Eglise catholique, Paris, Centurion, 1998, p. 345.
7 Henri Blocher, La doctrine de l’Eglise et des sacrements, tome 2, p. 235.
8 Pour découvrir quelques manières de renouveler la façon de vivre la cène : Claude Vilain, Vivre la cène aujourd’hui, Dossier Vivre 30, Genève, Je Sème, 2009, 128 p.